Abstract in francese degli interventi della tavola rotonda / abstract en français des interventions de la table ronde
Première partie
Le passage de l’oralité vers l’écriture dans la communication déclenche le processus de l’effacement du corps, de la présence physique des interlocuteurs : ce processus se développe à travers les siècles en devenant toujours plus massif, avec l’imprimerie d’abord, avec le web successivement.
Dans la culture orale, la culture s’adresse à l’oreille, l’individu qui vit (qui vivait) dans cette culture lorsqu’il pense, il pense à des sons ; la parole son pour celui qui utilise le medium de l’écriture cesse d’être un son dès qu’il apprend à écrire : celle-ci, dorénavant, est destinée à l’œil, les paroles pensées sont pensées graphiquement, prêtes à être écrites.
Avec la parole écrite se perd le pouvoir magique, d’évocation de l’invisible, de rappel au passé, au présent, au futur que possède la parole son ; se perd la modalité de connaitre les paroles qui plus que d’autres ont ce pouvoir, comment et quand les prononcer, par qui elles peuvent l’être.
En passant de l’oralité à l’écriture, comme déjà Platon le remarquait, de nombreux aspects communicatifs deviennent plus faibles ou même disparaissent ; avec l’écriture et surtout avec la lecture lorsque l’imprimerie développe sa diffusion toujours plus capillaire, on privilégie alors la vue plutôt que l’ouïe et l’aspect tactile/émotif de la communication diminue ; le gain sera du côté de l’individualité, de l’introspection et des capacités critiques, le rapport avec le passé augmentera mais la mémoire, et donc la tradition de son propre groupe, l’adhésion avec le présent s’affaibliront.
Dans la culture orale, le corps est présent avec la totalité de ses sens : si le sens privilégié était l’ouïe, la vue avait encore une certaine importance, mais également le tact et l’odorat participaient à l’acte communicatif : leurs présences avec des modulations variées correspondaient à un engagement différencié de l’événement de la part des acteurs impliqués.
Avec la lecture, c’est la vue qui est dominante, elle rend inutile ou accessoire la présence des autres sens. Et pourtant certains de ceux-ci avaient une grande importance s’il est vrai, comme le veut le poète et comme le confirme la psychanalyse, que le tact mémorise. « Touch has a memory », dit Keats et Vittorio Lingiardi commente ce vers en nous rappelant que pour Freud le Moi se forme à partir de sensations qui proviennent de la surface du corps.
Tout cela aujourd’hui semble appartenir au passé du fait qu’avec la diffusion digitale, le sens de la vue a commencé un procès de changement qui requiert grand attention. Pour simplifier, je réfléchis sur ce qui s’est passé avec l’introduction de la photographie digitale. Avec les déclics du portable, si faciles, si rapides, si pressants, il n’est plus nécessaire regarder un paysage, un monument, un visage, ce qui compte, c’est seulement le résultat digital, ce qui compte, c’est stocker l’objet ou la situation importante, non pas dans notre mémoire personnelle mais dans la mémoire digitale. Le partage continu de photos représentant notre propre vie modèle les individualités singulières : du rôle de protagoniste de notre vie, nous en devenons les témoins, les photographes officiels.
Deuxième partie
Naguère, on pouvait soutenir que l’espace était l’extension de notre corps, aujourd’hui, il me semble que l’on peut avancer que l’espace est l’extension de notre esprit. C’est à partir du sens de l’espace, de savoir s’orienter dans celui-ci que dépendra pendant des millénaires la possibilité d’un groupe d’individus de survivre, de savoir exploiter l’environnement dans lequel il évoluait, et également de le connaitre et de le modifier, de lier à ce dernier la confiance dans sa communauté d’appartenance, d’accepter ses limites générationnelles, sexuelles, sociales, transmises de génération en génération. Aujourd’hui, la navigation sur web, l’existence de nombreux systèmes digitaux qui opèrent pour nous, l’ont rendu un résidu qui risque de devenir obsolète et semble être une habileté que nous perdons progressivement, facilités comme nous le sommes à être guidés dans nos déplacements par des appareils et des systèmes de grande précision et efficacité. Sans doute nos déplacements, même en des lieux peu connus, deviennent simples et surs, mais la multiplicité dont est dotée notre espèce, risque de subir un appauvrissement. De la même manière que nous ne déléguons plus à l’odorat ou à la vue la capacité de communiquer et d’interpréter nos émotions. Auprès de nombreux peuples, grâce à l’odorat, on pouvait repérer des sentiments comme la peur ou l’agressivité ; durant un affrontement verbal advenu à moitié du siècle dernier entre Krusciov et Kennedy, le leader russe qui avait perdu son calme, finit par battre son dossier avec une chaussure, il se défendit des ironies provenant des commentateurs occidentaux en disant : « oui, j’étais rouge, mais Kennedy était blême», indiquant ainsi pour lui-même la couleur de la vie et de la force et pour son rival, la couleur de l’immobilité et de la mort.
Le système digital a également changé les modalités de lire et d’apprendre des nouvelles générations. De 2014 à 2018, auprès de l’Union Européenne, s’est déroulée une recherche sur l’impact que le procès de digitalisation a sur les pratiques de lecture et sur les processus d’apprentissage. Ce projet dénommé « Evolution of Reading in the Age of Digitisation »(E-READ) a engagé 200 chercheurs et experts provenant de nombreux pays européens et a eu comme base l’hypothèse que papier et écran sous-entendaient des fruitions et des élaborations différentes ; il avait pour objectif d’indiquer les avantages offerts par chacune de ces technologies. Nombreux ont été les résultats rapportés, même si, sans doute, la partie la plus productive de l’enquête concerne les nombreuses questions qu’elle soulève et l’intérêt qu’il y aurait à ouvrir de nouvelles pistes etdes recherches approfondies.
Toutefois, il me parait intéressant citer l’orientation conclusive indiquée : non seulement la compréhension du texte écrit sur papier a donné des résultats plus amples et approfondis que ceux du même texte appréhendé sur écran, mais de plus, la lecture de textes longs et complexes, typiques de l’imprimerie et à peu près bannis du système digital, résulte « capable de favoriser l’attention, la patience et la discipline, offre des expériences émotives et esthétiques, accroit la connaissance linguistique et améliore le bien-être économique et personnel ».
Corporéité et dissolution du corps
Lorsque l’écriture était seulement manuelle – et non digitale – elle déterminait quelques conséquences sur le corps, comme certaines crampes à la main et quelques légères déformations du doigt majeur que nous avons tous expérimenté lorsque nous écrivions beaucoup. Mais le corps est également impliqué par les dispositifs digitaux. Je ne suis pas d’accord sur la perspective qui met trop l’accent sur la disparition du corps dans la communication médiatisée par les dispositifs numériques.
Au début, échanger des messages sur le portable était presque un acte intime (lié au fait que le portable nous le tenons dans la main, c’est un objet qui nous accompagne en permanence ou que nous tenons près de notre corps). Progressivement, le portable est devenu extension de notre corps, et de fait, nous percevons la personne avec laquelle nous communiquons, comme par exemple WhatsApp, comme si elle était elle aussi, comme notre portable, très proche de nous.
Il est désormais habituel que la communication publique et institutionnelle passe par des canaux tels que Facebook, Instragram et WhatsApp. Du fait que ces communications sont transmises par un dispositif très proche, presque intime, celles-ci entrent également dans notre sphère intime. Voilà pourquoi, il est important que cela advienne avec des langages adaptés à ces moyens, autrement, elles seraient inadéquates, inappropriées, et parfois carrément génantes. Elles risquent d’apparaitre comme une violation de notre intimité corporelle.
Les dispositifs numériques à travers lesquels se développe la communication interpersonnelle ont changé au fil du temps. De nos jours, le portable est devenu une prothèse, une extension de la personne. Dans le passé, l’ordinateur posé sur la table était comme une fenêtre ouverte sur le monde : tu allumais l’ordinateur et tu ouvrais une fenêtre pour y trouver des informations en même temps que l’illusion de ne plus être seul/seule dans la pièce, mais d’être en compagnie de personnes auxquelles tu expédiais un mail, et avec laquelle tu discutais.
De nos jours, avec les smartphones, nous écrivons et lisons dans le même espace visuel, tandis que lorsqu’on écrit à la main sur papier, ou avec la machine à écrire ou à l’ordinateur, nous avertissons toujours une certaine différence entre l’espace de l’écriture et celui de la lecture. Aujourd’hui, nous faisons tout dans le même espace, qu’il s’agisse de l’écran du smartphone ou de l’ordinateur, un espace que nous pouvons appeler de scripto-lecture.
Un autre point remarquable, qui rassemble des composantes physico-mentales et physico-corporelles, est l’hyperstimulation à laquelle nous conduit la communication médiatisée par les dispositifs numériques. La fenêtre qui s’ouvre que le monde grâce à l’ordinateur correspond aussi à un vécu physique, outre que mental. De plus, la multiplication des écrans (smartphone, ordinateur, télévision), qui nous consent de regarder contemporainement la télévision sur deux appareils, fait de nous tous des hypermédiatisés.
La condition fondamentale est de réussir à contrôler toute cette hypermédiatisation avec une prise de conscience suffisante (composante mentale), mais également avec le corps qui nous consente d’éteindre ou de changer de dispositif (composante physique). Autrement, nous risquons d’être dépassés, tant du point de vue psychologique (perte de concentration, stress, tendance à oublier) que physique (contracture du cou et des épaules, tendinite du poignet et du coude, fatigue physique).
(Cela nous est expliqué également dans les manuels qui contiennent des instructions pour favoriser la créativité : par exemple, une séance de brainstorming réussit mieux si à un certain moment on se met debout, on fait un peu de stretching, un peu de mouvement, on ouvre une fenêtre, on regarde à l’extérieur, on fait une promenade et puis on rentre travailler).
On ne peut jamais faire abstraction du corps. Antonio Damasio a défini dans L’errore de Cartesio (L’erreur de Descartes) (Adelphi, 1995), comme erreur fondamentale de la culture occidentale, le fait de considérer le mental détaché du corps.
C’est pourquoi lorsqu’on avance que le numérique a dissous notre corporéité, on dit quelque chose de juste si on se réfère aux situations d’hypermédiatisation peu ou pas conscientes, où l’on privilégie la composante mentale de la communication médiatisée par des dispositifs numériques, en oubliant combien en réalité cette communication reste toujours reliée au corps. Mais toutes les fois que nous oublions le corps, celui-ci se venge quelque part et de quelque manière par des tensions, des malaises, et parfois carrément par des pathologies psychosomatiques.
On fait souvent une deuxième erreur lorsqu’on parle de communication médiatisée par des dispositifs numériques, celle des soi-disant dispositifs apocalyptiques et intégrés, comme les appelaient dans une étude en 1964 Umberto Eco. Selon ces dispositifs, ce type de communication conduit à une involution, une détérioration, une régression par rapport à la communication “d’antant”, là où “l’alors” change selon qui parle ou reste vague et vide. Pour les dispositifs intégrés, il s’agit au contraire, d’une amélioration, d’une progression, d’une évolution.
Ces deux perspectives impliquent une évaluation : positive de la part des dispositifs intégrés, négatives pour ceux apocalyptiques. En vérité, si nous nous libérons des jugements évaluatifs, nous réussissons à mieux observer ce qui se passe, en voyant le tout comme une multiplication des possibilités de communication, quelque chose qui peut avoir des implications positives ou négatives, mais aussi neutres, selon les cas, les individus, les groupes sociaux du moment.
Quelques considérations sur l’âge évolutif
En septembre dernier, il y a eu une pétition de la part de plusieurs associations et écoles, adressée à l’alors Ministre de l’Education Azzolina, pour réintroduire obligatoirement dans les écoles des moments d’exercices d’écriture manuelle. L’utilisation excessive d’appareils numériques, surtout à la suite de l’actuelle pandémie, peut conduire à ce que beaucoup croit inévitable, soit à une écriture dès le départ digitalisée, c’est-à-dire à une mise en acte uniquement d’un clavier d’ordinateur.
Le pourquoi l’écriture manuelle est connectée vers une meilleure reconnaissance des mots écrits : certains chercheurs font l’hypothèse d’un lien entre la réduction de la pratique de l’écriture manuelle dans ue période déterminée de la vie des garçons et des filles et quelques difficultés dans l’apprentissage (DSA).
La solution n’est pas substitutive, mais multiplicative : chacun des moyens offe certaines possibilités, tandis que d’autres en éliminent et c’est pourquoi plus de moyens et plus de technologies nous mettons à disposition, plus nous réussirons à accroitre nos possibilités expressives et cognitives, autant dans les phases du développement, que vers l’empêchement de détérioration des âges plus avancés de la vie. En effet, les personnes âgées plus favorisées sont celles qui peuvent utiliser l’ordinateur, le smartphone, la tablette pour communiquer entre elles, écrire, chercher des informations, résoudre des problèmes, jouer. On peut ralentir la déficience cognitive si nous entrainons le mental en même temps que le corps.
Le chercheur Jay David Bolter, dans son ouvrage The Writing Space (2009), a focalisé son attention sur les espaces visuels à l’intérieur desquels nous écrivons : les technologies de la communication ont multiplié ces espaces visuels, qui aujourd’hui sont nombreux, différents et coïncident avec les espaces de la lecture. Si bien que le rapport avec l’espace est un rapport surtout corporel, avant que mental, parce que il implique les yeux, la vue, la main et le tact, les bras, les épaules et le dos.
Evidemment, dans les actes communicatifs médiatisées par les technologies numériques, la dimension temporelle est impliquée. La multiplication des dispositifs d’écriture et de lecture, et l’hyperstimulation qui en dérive, vont aussi dans le sens de l’accélération, du fait même que l’hypermédiation contribue à accentuer les aspects du vécu en vitesse, en urgence et avec frénésie ; nous l’expérimentons quotidiennement et cela détermine un rapport avec le temps différent de celui que nous connaissons dans les actes communicatifs qui ne sont pas médiatisés par des technologies digitales.
Didactique on line
Pendant la pandémie, il y a eu une période au cours de laquelle il a été possible tenir des cours en classe. Durant cette période, j’ai remarqué que je regrettais presque le fait de “se voir” on line, mais pas seulement parce que je m’y étais habituée (la co-présence physique du face à face reste fondamentale dans la relation didactique) : voir les visages des étudiants/es cachés par le masque, voir leurs corps distanciés et assis immobiles était une privation, par certains aspects plus forte que de “se voir” à travers la médiation de l’ordinateur. La didactique face à face, durant la pandémie, était incomplète, mutilée, presque autant que celle à distance, parce que on ne voit pas les visages des étudiants, mais seulement leurs yeux, on ne perçoit pas leurs mouvements spontanés, mais seulement ceux rigides dus à la distanciation physique.
Bref, nous pourrions dire que la pandémie nous a contraint à vivre une sorte de médiation perpétuelle de la communication face à face : nous sommes les uns face aux autres, c’est vrai, mais nous le sommes avec la médiation et les limites du masque et de la distanciation physique, qui nous contraignent à des privations sensorielles importantes. Le sens de la vue, en effet, est limité (nous ne pouvons pas voir la bouche, très importante pour saisir les expressions faciales), le sens de l’ouïe est limité (nous entendons moins ce que les autres disent parce que nous sommes privés de la lecture labiale) et notre odorat aussi est neutralisé (ce qui domine est l’odeur de gels désinfectants.
Je crois (et j’espère) que dans le futur, après la pandémie, la didactique sera mixte : elle conservera le meilleur de la didactique on line, pendant que le meilleur de la didactique face à face sera rétabli. Je pense par exemple à la libération, au soulagement qu’il peut y avoir à rester chez soi pour de nombreux jeunes enfants qui à l’école sont harcelés et se sentent mal à l’aise. Je pense au fait que dans la didactique on line les étudiants interviennent davantage, posent des questions en utilisant les espaces du chat en évitant l’interaction orale (prendre la parole signifie assumer une responsabilité, cela comporte une certaine dose d’anxiété que tous ne supportent pas).
En conclusion, il faut toujours réfléchir en termes multiplicateurs. Il est évident que si nous adoptons une position d’évaluation absolue, positive ou négative, nous perdons l’équilibre. Moyens, média, technologies, contextes peuvent être positifs ou négatifs, selon les situations, les disciplines enseignées, inclus la subjectivité , les émotions, les problèmes, les qualités et les défauts. J’imagine une école idéale comme une école où s’alternent des moments de lecture sur papier à des moments de lecture sur dispositifs numériques, des moments d’écriture manuelle à des moments d’écriture digitale, des leçons chez soi et des cours à distance, de sorte que l’on ne prive personne à des possibilités cognitives et en même temps, on n’oblige personne à des contextes, des media et des technologies qui mette mal à l’aise ou en situation difficile. Bref, un lieu qui n’oublie pas le papier, mais qui soit capable tout autant d’accueillir pleinement le numérique, en incluent les jeux vidéo et les passe-temps.
Le cadre idéologique
L’extraordinaire succès des dispositifs électroniques en tant qu’instruments d’action (communicative et cognitive) se situe dans l’auréole « technologique » qui les enveloppe. Plus ou moins, dans le monde entier, posséder un téléphone portable signifie être culturellement synchronisé avec la modernité. Etre « technologique » signifie être habile, rapide, donc « smart », dans l’acte de taper, naviguer, organiser, décharger, poster, tchater, taguer, bref, avoir la capacité d’effectuer toutes ces actions/opérations qui de nos jours assaillent notre journée et qui se réalisent à partir de ce que nous définirions (en empruntant les termes de Mc Luhan 1967) un de nos prolongements corporels, le plus populaire étant le smartphone.
Cette problématique s’insère dans une conception de la communication (et de la connaissance) fortement évolutive basée sur une Grande Narration décidément dominante qui pose en succession l’émergence du langage, l’alphabétisation, l’invention de l’imprimerie, les médias électriques, puis électroniques, comme des étapes du parcours téléologique continu et inexorable, vers une amélioration de nos capacités cognitives et communicatives. Tout cela, justement, grâce aux supports toujours plus efficaces, puissants, performatifs, s’approcherait toujours plus à la « naturelle rationalité » humaine. Dans ce cadre référentiel s’insère également le débat sur les possibles applications de la technologie digitale dans l’école.
Pertes et acquisitions
Lorsque une technologie fait irruption sur la scène sociale, comme cela s’est vérifié avec l’écriture, définie par Goody « une technologie de l’intellect », commence un processus de médiation idéologique dont le but est de réélaborer les hiérarchies : ainsi, l’écriture s’est rapidement affirmée comme le sommet en devenant le modèle par excellence de communication (« il parle comme un livre » est un compliment adressé à la capacité verbale d’une personne), de même, pour les dispositifs électroniques, on assiste à quelque chose de similaire. Le dépassement progressif de la dichotomie communication/contexte qui conduit à l’Homo Digitalis semble toutefois avoir un prix. En quels termes ? En termes de perte de certains éléments considérés essentiels de notre « authentique humanité », sur la base de la conviction que la communication face à face, bien que hiérarchisée, asymétrique, déséquilibrée, politique de genre, demeure quand même plus riche (moins médiatisée) que la communication qui utilise les technologies digitales. Si nous partons de la reconnaissance qu’une société est constituée par la communication, qu’elle est produite et reproduite à travers des actions communicatives, nous pouvons commencer à focaliser la question (et la transformation anthropologique qu’elle pourrait entrainer). Communiquer ne signifie pas seulement et simplement transmettre des contenus référentiels à travers des systèmes abstraits de codes ou de transmissions de messages délimités, mais il s’agit d’une interaction créative de conceptions d’ingénierie et d’informatique de la communication, les dimensions contextuelles semblent secondaires, un « bruit » à éliminer. Le surplus émotif du tact, la cadence de la voix, la perception visuelle des gestes apparaissent comme quelque chose de supplémentaire. Le langage et la connaissance idéaux devraient donc être privés de toute association contextuelle et émotive, puisque ce qui compte se sont l’abstraction et la décontextualisation. Le modèle représentatif-cognitif du langage est donc réductif par rapport aux modèles plus dynamiques où l’attention pour le rôle de l’expérience et du contexte est au moins égale à celle consacrée aux significations décontextualisées.
Répercutions cognitives
Ecrire à la main sur papier, écrire sur un ordinateur, écrire sur un smartpone (et déjà cette dernière activité devrait être définie « digiter » car elle se différencie beaucoup de l’écriture), ne sont pas la même activité du point de vue cognitif. Lire un livre, un quotidien, sur support papier, ou le faire sur un site internet, ne correspond pas à la même activité cognitive. Comme cela est déjà advenu et a été amplement étudié à propos de l’écriture, puis de l’imprimerie, un medium nouveau agit non seulement sur notre sensorialité et sur notre perception, mais également sur notre manière de penser. Du fait même que notre esprit est engagé différemment.
Ces cinq derniers siècles, lorsque l’imprimerie de Gutenberg a rendu populaire la lecture, l’esprit linéaire, littéraire ont été le pivot de notre société, de l’art et de la science. Souple et aigu ont été l’esprit riche d’imagination de la Renaissance et l’esprit aseptique et rationnel de l’Illuminisme, l’esprit plein d’invention de la Révolution industrielle et tout autant subversif l’esprit de l’époque moderne. Tout cela pourrait être bientôt quelque chose qui appartient au passé (Car, 2011 :25).
Ces conclusions se basent sur certaines données concernant la lecture et plus particulièrement au fait que lire un livre du début à la fin semble être une activité toujours moins concevable. On lit toujours plus souvent par coup d’œil sur l’écran du smartpone ou de l’ordinateur, en passant d’un entrefilet à une image, à un message.